|
Ils faisaient route vers Emmaüs...
On s'est rendu compte par l'échange qu'on a eu sur ces trois mots, des conceptions bien différentes de ces trois mots. J'ai donc préféré continuer notre réflexion en prenant un texte « mythique » de la Bible qu'est le récit des disciples d'Emmaüs car il me paraissait donner un éclairage à notre questionnement. Il s'agit bien de deux « amis » qui font un chemin de découverte, un chemin de foi dans un univers apparemment « hostile » ou « pluriel » faits d'autant d'approbations que de réprobations, de fidélité que d'infidélité, de doute que de confiance, de tristesse que de joie !
Le récit en lui-même
Les Évangiles sont beaucoup plus que des comptes-rendus descriptifs des événements, du genre journalistique. Dans le cas du récit des disciples d'Emmaüs (Lc 24,13-35) la façon dont Luc raconte cet événement a pour but de proposer un enseignement très riche touchant à la transmission de la foi. Ce récit est placé à la fin de l'Évangile, c'est-à-dire à la charnière entre la transmission de la foi de Jésus et la transmission de la foi des Apôtres (qui fera l'objet du deuxième tome de l'œuvre de Luc, c'est-à-dire les Actes des Apôtres). Dans ce texte, Luc nous présente en quelque sorte, un petit traité sur la manière de transmettre la foi dans un monde où les sentiments sont pluriels, dans un monde qu'il faut se résoudre à prendre au sérieux, dans un monde où l'homme aspire à devenir enfin lui-même. Et Luc développe son récit en 4 étapes : aller rejoindre les gens, surtout les plus « démunis » sur les routes de leurs vies (v. 13-16); leur permettre d'exprimer ce qu'ils vivent, leurs espoirs et déceptions (v. 17-24); leur apporter l'éclairage de l'Écriture (v. 25-27); leur donner le goût d'aller plus loin dans la connaissance de Jésus et de le rencontrer dans l'Eucharistie (v. 28-32).
Promenons-nous maintenant dans le texte et arrêtons-nous sur quelques mots ou expressions significatifs en essayant de les faire vibrer en nous-mêmes d'abord.
« Deux disciples (de Jésus) faisaient route vers un village appelé Emmaüs »
deux disciples : on sait que l'un s'appelait Cléophas. On ignore complètement l'identité de l'autre. Est-ce un homme ? Est-ce une femme ? Est-ce un enfant ? Luc n'en parle pas. C'est sans doute intentionnellement qu'il ne cite pas le nom de l'autre. Cet « autre » semble se laisser nommer de n'importe quel nom. Denis Mac Bride, prêtre assomptionniste, a écrit un délicieux petit livre dans lequel il fait le portrait de Jésus, mais à partir de ceux et celles que Jésus a rencontrés. Et on trouve dans le dernier passage l'histoire de Cléophas et de sa femme qui vont de Jérusalem vers un village appelé Emmaüs. Et si on avait la douce audace de nous glisser dans le récit en y mettant notre nom ?
En tout cas, les deux disciples vivent exactement les mêmes émotions fortes sur le chemin puisqu'ils parlent entre eux de ce qui est arrivé le jour même à Jérusalem. Il ne parviennent pas à s'éclairer mutuellement, car ils butent tous les deux sur les mêmes interrogations. « Pourquoi ? Pourquoi ces événements ? » Et quand l'inconnu Jésus se rapproche d'eux, il semble assez clair qu'ils vont lui expliquer à tour de rôle ce qui s'est passé. Ils vont vivre tous les deux la même émotion quand l'inconnu va leur parler des Écritures, ils ne vont même pas se concerter avant de lancer l'invitation « reste avec nous » !
Et quand l'inconnu (qu'ils venaient de reconnaître) disparaît, ils se regardent et font à nouveau part de leur émotion commune : « notre cœur était brûlant ». Ils vont repartir ensemble vers Jérusalem, sans se concerter sur la fatigue de l'un ou de l'autre. Enfin, ils vont raconter ensemble leur rencontre avec Jésus ressuscité.
Ce sont donc deux amis qui se connaissent très bien et l'intensité de leurs émotions communes laisse entendre que ce n'est pas la première fois qu'ils parlaient ensemble d'autre chose que de la cueillette des olives, de la sécheresse du temps ou des impôts qu'il fallait payer.
Et j'en tire déjà une première leçon : dans notre vie d'hommes et de femmes, quel que soit notre choix de vie (vie religieuse, vie de célibataire, vie de couple), il est extrêmement précieux d'avoir quelqu'un avec qui on peut parler, quelqu'un qui ne va pas nous juger, quelqu'un qui va accueillir nos questions, nos révoltes, nos rêves, nos projets. Et si ce quelqu'un est proche de nous dans notre vie de tous les jours, c'est merveilleux ! Voir un couple dont on sait, dont on sent qu'ils ont pris l'habitude de se parler de leurs émotions réciproques, voir deux membres d'une communauté religieuse qui vont partager ce qui fait le tissus religieux de leur vie, voir deux personnes qui vont faire à deux une expérience religieuse à Taizé, à Lourdes ou autre part, c'est à mon avis, un signe de très bonne santé chrétienne. Je n'oublierai jamais cette expression, un peu rude sans doute : « un chrétien seul est un chrétien en danger de mort ! » Et l'amitié spirituelle ne concerne pas de prime abord ce qu'on appelle « la direction spirituelle ». On est dans un autre registre, celui d'une grande amitié humaine qui va ouvrir sur le dialogue intérieur.
Ils faisaient route : la route ! merveilleuse invention de l'homme qui permet de réunir rapidement deux bourgades, sans devoir faire de l'escalade ou de l'à travers tout ! Et puis, dès qu'un chemin est tracé, quand on le refait, on prend des repères, on se souvient qu'on est déjà passé à cet endroit, on se rassure car on décompte le temps qu'il reste à faire (« quand tu arriveras à cet arbre, il te reste encore ± 1 heure de marche ! »).
J'ai eu la chance de faire une petite partie du « chemin de Saint-Jacques de Compostelle ». Retrouver ce bonheur de coller à la nature, de vivre au rythme de son pas, de contempler un paysage, de s'arrêter au creux d'un arbre et de goûter la fraîcheur de cet endroit, de rentrer dans un petit village et dire bonjour aux gens parce que c'est devenu si naturel de le faire, d'oser à nouveau demander de l'eau pour sa gourde et de passer quelque mot aimable à la personne qui vous a donné l'hospitalité, … quelle merveilleuse expérience où l'homme retrouve toute son humanité ! Ce n'est pas étonnant que tant de monde retrouve le goût du pèlerinage !
Je reviens sur le mot « route » : tout va bien quand on quitte un lieu connu et apprécié et qu'on se rend dans un autre lieu connu et apprécié. Mais ce n'est pas tout le temps le cas : on quitte parfois un lieu agréable pour aller vers l'inconnu, ou au contraire, on s'empresse de quitter un lieu désagréable en aspirant arriver au plus vite au lieu qu'on apprécie.
Le pire, c'est quand la route a perdu son sens premier d'être une liaison pour devenir le lieu d'un espoir de regard.
Prenez Bar Timée, ce mendiant aveugle qui est assis au bord d'une route à la sortie de Jéricho et qui apprend que Jésus, le Nazaréen dont on parle tant, sort de la ville avec ses disciples et une foule nombreuse. Pour Bar Timée, la route a perdu son sens premier. Ce sera le lieu où il pourra tendre la main et espérer avoir une piécette et peut-être un sourire, mieux encore un petit dialogue qui coupera ses interminables journées qui n'intéressent plus personne. La route est devenue avant tout pour lui un lieu de reconnaissance possible.
La route peut être aussi le lieu d'un événement qui va changer toute une vie et une manière de penser !
Prenez la parabole de l'homme qui va de Jérusalem à Jéricho et qui se fait tabasser par des bandits. Cet homme va vivre une expérience inouïe, celle d'être soigné par un inconnu dont il apprendra plus tard que c'est un samaritain, ennemi héréditaire.
La route peut être aussi l'occasion d'une ouverture du cœur !
Quand Jésus, fatigué, se repose après une longue route et que des enfants viennent joyeusement chahuter autour de lui, alors que les disciples se transforment en mauvais policiers (« circulez, il n'y a rien à voir ! »), Jésus dit « stop ! Justement, si, il y a à voir mais seulement si vous consentez à ouvrir votre regard ! »
Pour les deux disciples, on est dans le cas de figure d'une route qu'ils prennent avec beaucoup d'amertume (et le mot est faible). Ils redescendent de Jérusalem. C'est sans doute la première fois depuis longtemps qu'ils ne sont plus avec « leur Jésus ». Et le spectacle horrible dont ils ont toutes les minutes en tête, ils ne sont prêts de l'oublier … Et puis, ici, il n'y a même plus l'espoir de le revoir, c'est fini … il est mort .. et en plus, on l'a fait souffrir, on lui a craché dessus, on l'a nargué … Et nous qui étions avec notre ami Pierre, et qui n'avons même pas osé dire qu'on était ses amis..
Je pressens dans ces deux disciples un sentiment à la fois de honte, de rage, de désespoir, un état où on se sent « bêtement bête », où on a dû subir les événements sans comprendre un iota de ce qui s'est passé tellement cela a été rapide …
Pas étonnant alors qu'ils ne voient plus rien d'autre : la route est devenue subitement morte, aride, sèche, la chaleur est crispante, les lèvres et la bouche sont pâteuses, tout devient contraire.
Je me souviens des deux heures de voiture entre Farnières et Blandain quand j'ai appris que Jean-Pierre Piérart avait été assassiné par Gilles et Christophe !
J'en tire une deuxième leçon : la symbolique de la route est forte. Chacun est sur sa route de la vie. Chacun sait mieux lui-même que quiconque ce qu'il vit. Et si on a vécu un jour un chemin qui montait vers une montagne de la transfiguration, on sait parfaitement qu'il y a eu aussi des chemins qui semblaient ne mener à plus rien de valable. C'est notre expérience, je dirais, « de tous les jours ». Il y a des événements qu'on ne comprend absolument pas, des rencontres qui nous laissent à terre, il y a des événements qui nous relèvent, des rencontres qui sont un soleil soudain dans nos vies. Et sur la route de notre vie, nous avançons parfois joyeusement, parfois de manière très routinière, parfois, on s'assied au bord et on attend, ne fût-ce qu'un sourire, ne fût-ce qu'un regard ! Mais si on ne regarde sa vie que de cette façon, on risque très fort de vivre une vie linéaire, qui perd peu à peu sa saveur.
Et c'est ici que la phrase de Saint Augustin prend toute sa force : « si tu veux aller à Dieu, passe par le chemin de ton cœur ! » ou dit autrement : « Si tu passes par ton cœur, si tu mets en route ta capacité d'aimer et d'être aimé, tu commenceras à comprendre ton chemin de vie tout autrement ! »
Vers un village appelé Emmaüs : Les deux mots sont chargés d'incertitude.
Tout d'abord « Emmaüs » dont on ne parvient plus à situer le lieu avec précision. Le texte parle de 60 stades (± 10 km), mais il y a aussi des textes qui parlent de 160 stades (± 30 km). On ne retrouve aucune ville ou village qui correspondrait à Emmaüs.
|
|