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Prenons maintenant un peu de hauteur par rapport à ce passage d'Évangile et essayons de renverser la question :
Au lieu de se demander, que dois-je faire désormais pour approcher Dieu (« que dois-je faire pour avoir la vie éternelle ? ») Demandons-nous plutôt : « qui dois-je être pour que là, au cœur de ma vie la plus intime, je sois redevenu pleinement homme, femme et que je retrouve là le Dieu de ma joie profonde ? (« va, vends tout ce que tu as, puis viens, suis-moi ! »)
Pour cela, l'homme doit analyser ce qu'il appréhende tous les jours : Sa façon de regarder, sa façon de partager, sa façon d'écouter, sa façon de parler, sa façon de voir le monde.
Quel homme, quelle femme suis-je ? Avec quel regard ?
La manière dont les disciples d'Emmaüs ont reconnu Jésus me fait m'interroger sur l'homme que je suis.
Est-ce que mes yeux rejoignent l'autre en profondeur, dans tout ce qui le structure du dedans, avec toute son histoire, toutes ses origines ? Mon regard n'est-il pas, de temps à autre, le regard de celui qui s'en tient uniquement à ce qui se dit sur l'autre sans avoir jamais vécu l'expérience d'un bout de chemin fait ensemble ?
C'est vrai qu'à Emmaüs, l'expérience du chemin fait ensemble se termine pour les deux disciples sur l'instant merveilleux où ils reconnaissent vivant celui qu'il croyaient mort. Leur itinéraire commun les a conduits à la vision du « Fils de l'Homme » ressuscité. En toutes les vraies rencontres entre humains, quelque chose peut se vivre qui relève de la même expérience. Il arrive que le temps d'un éclair, on savoure quelque chose de la même vision. On reconnaît le Ressuscité en la personne du plus défiguré des humains avec qui on aura humblement marché et chaque vision semblable correspond à une avancée en humanité.
La foi chrétienne et les Écritures nous disent que tout homme, mis à nu ou jugé aux yeux de tous les humains (« tu es nul et tu ne vaux rien ! ») et même à ses propres yeux (« je ne compte pour personne, je suis un raté »), les Écritures nous disent que tout homme ne sera jamais mis à nu par Dieu.
Mais les hommes accepteront-ils de recevoir les yeux par lesquels il leur sera possible de se voir les uns les autres comme ils sont vus par Dieu ?
On serait tenté de répondre « non » parce qu'on en connaît des hommes et des femmes qui n'acceptent pas d'avoir le regard de Dieu. Mais on a déjà vu des hommes, des femmes dont le regard renouvelé a inventé spontanément des comportements qui vont restaurer l'homme dans sa dignité. On a déjà vu des hommes et des femmes qui ont dépassé les apparences pour rejoindre en l'autre les profondeurs de son mystère d'homme. Rappelez-vous Saint-François d'Assise embrassant un lépreux ! Le cœur devenu brûlant de ces hommes, de ces femmes, s'est dilaté aux dimensions de toute l'humanité au point qu'ils font fi de tous les formalismes. Pour eux, il n'y a plus de barrière, il n'y a plus de convenance.
Et moi, qu'est-ce que j'attends pour que l'homme, la femme que je suis ait les yeux qui me rendent apte à m'engager sur un tel chemin ?
La question est pour chacun de nous, la réponse est en chacun de nous …
Quel homme, quelle femme suis-je ? Avec quelle solidarité ?
La manière dont les disciples d'Emmaüs ont partagé leurs questions avec l'étranger me fait m'interroger sur l'homme que je suis.
Est-ce que je n'utilise pas le mot « partage » à la manière dont le monde brade ce mot en l'ayant vidé de tout son sens ? Le partage qui devient une simple répartition des biens par laquelle les humains partagent des choses sans qu'aucun ne donne à l'autre quelque chose de ce qui est lui-même. (Tant qu'un Carême de partage reste au niveau de biens qu'on cède du bout des doigts, on ne s'implique pas) Le partage va commencer quand les humains consentent à devenir nourriture les uns des autres.
C'est vrai qu'à Emmaüs, l'expérience du partage commence avec la question posée aux deux disciples par l'étranger. Le partage s'établit plus intimement avec l'attitude des deux disciples qui admettent l'étranger dans la conversation. Le partage se poursuit dans la confidence qu'ils font de leur doute et de leur désarroi. Le partage redouble quand la parole incisive de l'étranger explique dans les Écritures tout ce qui le concernait. Le partage arrive à son point culminant quand les disciples lancent l'invitation à l'étranger de rester avec eux ! Chez eux, l'étranger sera comme chez lui ! On le remarque, chaque étape, chaque partage correspond à une avancée en humanité.
La foi chrétienne et les Écritures nous disent que tout homme, même s'il est rejeté dans une solidarité misérabiliste, les Écritures nous disent que Dieu sera à jamais solidaire de tout homme.
Mais les hommes accepteront-ils de repenser leur forme de partage par lequel il leur sera possible de se nourrir les uns les autres comme ils sont nourris par Dieu ? On serait tenté de répondre « non » parce qu'on en connaît, des hommes et des femmes qui n'acceptent pas d'avoir la solidarité de Dieu, mais on a déjà vu des hommes, des femmes qui ont opéré des avancées en humanité quand ils deviennent eux-mêmes solidaires de l'humanité (quand j'ai demandé l'autre jour ce que mes confrères allaient faire le week-end, l'un d'entre eux m'a dit simplement : comme tous les mois, à 15 heures pile, je serai à la prison d'Andenne avec un condamné à perpétuité quand il avait 17 ans - il a déjà fait 8 ans !) L'avènement de l'homme ne sera jamais autant vécu que lorsqu'un homme, une femme se laisse partager par autrui et que chacun puisse être chez soi chez l'autre. La solidarité devient concrète et l'homme retrouve sa dignité.
Et moi, qu'est-ce que j'attends pour que l'homme, la femme que je suis ait le sens de la vraie solidarité qui me rend apte à m'engager sur un tel chemin ?
La question est pour chacun de nous, la réponse est en chacun de nous ….
Quel homme, quelle femme suis-je ? Avec quelle écoute ?
La manière dont l'étranger a écouté les disciples d'Emmaüs me fait m'interroger sur l'homme que je suis.
Est-ce que je ne suis pas, à certains moments, incapable d'écouter la parole qui se dit ou cherche à se dire de la part de l'autre ? Et s'il arrive que l'autre se dise en vérité, est-ce qu'il ne m'arrive pas de m'enfermer en moi-même, quitte à jouer un personnage pour masquer le tremblement de ma peur ? (Écoutez certains débats politiques où chacun écoute d'une oreille distraite tout en lisant son journal, ou tourne toute la parole de l'autre en dérision ou en rigolade, ou a les réponses avant même que les questions ne soient posées, …) Or, la peur rend impossible l'écoute . On le voit chez tout homme qui va systématiquement s'entourer de toute une série de sécurités. Et la première sécurité pour vaincre la peur, c'est celle de devenir celui qui sait pour obliger l'autre à une distance. Et petit à petit, l'homme finit par devenir inapte à imaginer que la confiance puisse faire exister la paix.
C'est vrai qu'à Emmaüs, on perçoit parfaitement chez l'inconnu - Jésus quelqu'un capable d'écouter jusqu'au bout parce que son être, petit à petit, a vibré du frémissement de la ferveur et non plus du tremblement de la peur. Le passage d'Emmaüs nous dit qu'on ne devient véritablement homme qu'en s'écoutant entre hommes les uns les autres.
La foi chrétienne et les Écritures ont montré un Dieu venu marcher auprès des hommes sous des visages les plus imprévus. Pour rendre sa capacité d'écoute à l'homme prisonnier de sa peur, Dieu a multiplié toutes les stratégies possibles et a parlé aussi bien sous les traits d'un enfant à Bethléem que sous les traits du supplicié au Golgotha.
Mais les hommes accepteront-ils de commencer à vibrer au frémissement de ferveur et quitter leur tremblement de peur ? Les hommes de notre temps accepteront-ils de retrouver leur capacité d'écoute en consentant à entendre Dieu leur parler à travers les larmes d'un enfant, les gémissements d'un supplicié ?
On serait tenté d'en douter parce qu'on en connaît des hommes, des femmes qui n'acceptent pas de quitter leur peur, mais pourtant, on a déjà vu des hommes et des femmes qui ont opéré des avancées en humanité quand ils écoutent et vibrent jusqu'en eux-mêmes aux cris de tous les opprimés de leur temps (Le curé d'Ars, Mère Térésa de Calcutta, Abbé Pierre, Martin Luther King, un voisin de quartier, un collègue de travail, …) Tous ces hommes, toutes ces femmes sont rentrés dans l'écoute fervente de l'homme pour entendre enfin Dieu leur parler.
Et moi, qu'est-ce que j'attends pour que l'homme, la femme que je suis ait le sens de la véritable écoute qui me rend apte à m'engager sur un tel chemin ?
La question est pour chacun de nous, la réponse est en chacun de nous …
Conclusion
Dans ce que je viens de dire sur le vrai regard, sur le vrai partage, sur la véritable écoute, on se rend compte que l'enjeu est là. J'aurai opéré une avancée en humanité dès que j'aurai remis l'homme à sa grande dignité d'homme aimé par Dieu. Et toute véritable avancée en humanité devient regard divin, partage divin, écoute divine. Le prêtre dit à l'offertoire : « comme cette eau se mêle au vin pour le sacrement de l'Alliance, puissions-nous être unis à la divinité de celui qui a pris notre humanité. »
Alors, qu'est-ce que j'attends pour rentrer dans ce chemin qui me fera connaître Dieu de l'intérieur dès que j'aurai atteint l'homme en profondeur ?
La réponse est dans une prière quotidienne qui va me conduire petit à petit à voir l'autre, à entendre l'autre, à être solidaire de l'autre à la manière de Dieu. C'est au cœur même d'une relation renouvelée avec l'homme que j'accède à la réalité de Dieu.
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