Ensuite, la préposition « vers » qui montre assez clairement que l'objectif n'est pas précis. Le texte ne dit pas « les deux disciples se rendaient à un village » ou encore « les deux disciples retournaient chez eux à Emmaüs ». Non, « ils faisaient route vers un village appelé Emmaüs ». D'ailleurs, le texte rajoute que, « lorsqu'ils furent près du village, ils s'arrêtèrent ». Qu'est-ce donc que cet énigmatique village ?


J'en tire une troisième leçon : Emmaüs, c'est le lieu d'une expérience d'une prise de distance. Emmaüs est le  complémentaire obligé de Jérusalem. C'est l'éloignement nécessaire à tout homme pour se retrouver avec lui-même, avec sa communauté. N'oublions pas qu'ils ont quitté les Onze qui étaient restés à Jérusalem et qu'ils les ont quittés en se demandant ce qui se passait au sujet de l'apparition disparition de Jésus.

La communauté des Onze est bien le lieu nécessaire (première Eglise) où ils iront attester de la résurrection. Mais il faut parfois tourner le dos à Jérusalem, non pas pour s'y opposer, mais pour prendre distance, prendre le temps de la réflexion, accepter un temps de doute et de questionnement. Le chemin d'Emmaüs est un chemin que Dieu accepte parfaitement. Et on ne peut comprendre Jérusalem (lieu de mort, lieu de résurrection, lieu de l'Eglise naissante) en vérité que si on a consenti à faire route vers Emmaüs (lieu de question, lieu de doute, lieu de distance). Encore faut-il qu'un inconnu nous aide à faire la clarté sur nos questions, sans quoi, on peut partir à la dérive et Emmaüs ressemblera bien vite à un lieu de perdition.

Ce qui est arrivé ces jours-ci : et l'inconnu-Jésus de reprendre les événements en disant candidement : « quoi donc ? » C'est là que se situe la force du « faire écriture » comme le dit Gabriel RINGLET. L'inconnu va simplement demander de redire l'histoire, de relire l'histoire telle qu'on l'a vécue. Parce que, quand les yeux sont aveuglés par une idée, on sait combien il est difficile d'en sortir et d'avoir une vue objective et non plus simplement affective.

J'en tire une quatrième leçon : Il y a matière à réflexion dans ce « qu'est-ce qui est arrivé ces jours-ci » ? Quand on se trouve en face de son conjoint, de son ami, de son frère, de sa sœur dans la foi, l'étranger pluriel qui nous agresse, il est bon de pouvoir écouter et laisser parler, ceci afin de faire mettre des mots sur ce qu'on a vécu. Il est bon de dire à l'autre : je n'ai pas compris pour quoi tu as réagi de la sorte ! Un dialogue s'installe, durant lequel on n'essaie pas de persuader l'autre qu'il fallait rire ou pleurer, mais où on explique tout le poids d'émotion qu'on peut porter face à un tel événement et de terminer en disant : « c'est donc ainsi que tu as vécu les événements ? Je comprends mieux maintenant ta peine ! » Le silence et l'écoute sont des attitudes pastorales fortes.

Et voilà donc les deux disciples qui vont raconter. Et si vous observez les versets 19 à 24, on est en présence du premier embryon de Credo, dont seule la fin diffère. En effet, dans le Credo de Constantinople, on dit :

« Pour nous les hommes et pour notre salut, il a pris chair de la Vierge Marie et s'est fait homme. Crucifié pour nous sous Ponce Pilate, il souffrit sa Passion et fut mis au tombeau. »

Et le Credo de rajouter :

« Le troisième jour, il est ressuscité d'entre les morts, conformément aux Ecritures »

et non pas : 

« On pense à présent que, trois jours après, il est ressuscité d'entre les morts, conformément à ce qu'ont dit quelques femmes » .

Leur premier embryon de Credo tel qu'il est proclamé par les disciples, se termine dans le doute.

Le doute est une réalité théologique qui provient de la rencontre et de la confrontation entre ce qu'on croit et ce que l'on vit. Et à certains moments, ce que l'on vit ne correspond plus du tout à ce que l'on croit. Je n'en veux pour preuve que ce cri de Jésus sur la croix :

« Pourquoi (LAMMAH et non MADVAH) m'as-tu abandonné ? Je ne comprends plus ce qui se passe. Moi, Jésus, je suis devant un mur. Je suis convaincu que tu es en moi et que je suis en toi. Mais ici, je vis l'abandon et j'ai donc mal de solitude ! Oui, je doute car, entre ce que je crois et ce que je vois, il y a une scission … »

La réponse de Jésus à la question des disciples, à leur doute, se situe dans le registre de la mémoire et non plus du souvenir.

Quand on se souvient de quelque chose, on revit une situation où on était acteur de l'événement (amusant ou tragique) qui se jouait. Et on sait que, avec le temps, le souvenir déforme la réalité et on change petit à petit l'événement en donnant à l'autre un rôle qu'il n'avait sans doute pas imaginé. « Et nous qui espérions qu'il allait libérer Israël ». Cette idée ne leur est pas venue comme cela un matin, en prenant le café. C'est une idée qui leur est venue au fur et à mesure qu'ils ont cheminé avec Jésus. Et quand on rencontre quelqu'un qui nous séduit (et ce fut certainement le cas pour Jésus), on se met à rêver et ensuite, on va partager son impression : « dis, qu'est-ce que tu en penses, de ce Jésus ? je le verrais bien comme cela, tu crois pas qu'il serait vraiment bon pour « faire » ceci (à notre place) ! »

On est avide de rencontrer des gens qui ont « de la cogne » comme on dit, et on rêve assez vite qu'ils vont réaliser des tas de choses, et on arrive petit à petit à imaginer qu'ils seront capables de faire à notre place ce qu'on n'ose pas toujours faire soi-même, dire à notre place ce qu'on oserait pas dire soi-même…

En soi, il n'y rien de grave en cela, sauf quand on parle d'un sujet aussi délicat que le mot « aimer ». Personne ne peut obliger quelqu'un à aimer à votre place et, a fortiori, à imposer sa façon d'aimer. Aimer est le seul geste qui part de soi. Et là où les disciples ont calé, c'est quand ils partent de leur expérience personnelle d'avoir été aimés en profondeur par Jésus et d'en conclure, sur base du souvenir amplifié, que Jésus deviendrait bien « l'aimeur officiel », le libérateur officiel. Les disciples venaient de faire un arrêt sur cette image-là, image de l'homme déifié, de Batman, de Zorro, du justicier … Il y a beaucoup de films sur ce thème !

Et c'est alors que Jésus- l'inconnu, avec beaucoup de tact et de douceur, les amène à faire mémoire et non plus à se souvenir. Il reprend alors tous les prophètes en rappelant ce qu'est un prophète. C'est avant tout celui qui fait le lien entre la vie de tous les jours et ce qu'on pense de Dieu. Le prophète est là pour dire : 

« Tu dis que tu aimes Dieu de tout ton cœur, de toute ta force, de toute ton intelligence, mais moi, je te dis, si tu ne vas pas vers ton frère qui est dans le besoin, ne dis pas que tu aimes ton Dieu »

« Vous dites que vous aimez Dieu, et quand vous écrasez vos ennemis, que vous pillez leurs biens et que vous prenez les femmes comme esclaves, ne dites pas que vous aimez Dieu ».

Le prophète va systématiquement refaire le lien entre le véritable Dieu aimant et l'image qu'on peut se faire de lui. Un prophète est parfois pénible dans le sens où il est souvent synonyme de « Rabat-joie ». De par notre baptême, nous avons reçu la mission d'être prophètes. Ne l'oublions jamais. Nous sommes prêtres pour célébrer, prophètes pour annoncer la Parole de Dieu aujourd'hui, rois pour servir nos frères.

Et c'est ainsi que Jésus - l'inconnu va transformer petit à petit l'image que les disciples ont de lui pour les conduire sur le chemin qu'il avaient complètement perdu de vue : Dieu, en Jésus Christ, n'a jamais dit : « laissez-moi faire car ce n'est pas bien ce que vous faites ! Je vais aimer à votre place ! »

Dieu, en Jésus-Christ, a dit :
 
« Je ne vous appelle plus mes serviteurs, je vous appelle mes amis. En vous, j'ai mis tout mon amour. Et c'est vous qui expérimenterez à votre tour ce que c'est que « aimer ». Et je vous ai montré le chemin. Ce n'est pas sans risque, loin de là. Mais si vous n'allez pas jusque là, vous serez peut-être des grands « aimeurs » pour le monde mais vous ne prouverez pas grand-chose. »

Aimer, c'est s'arrêter de marcher pour pouvoir rester avec tous les Bar Timée qui sont sur le bord de votre route.

Aimer, c'est renoncer à beaucoup de projets personnels, certes fort intéressants, pour n'en accepter plus qu'un, celui que la vie nous donne de vivre jour après jour. « Tout ce que vous ferez au plus petit d'entre les miens, c'est à moi que vous le ferez ».

En conclusion,  la souvenir amplifie et déforme la réalité,
la mémoire garde la fidélité de la réalité.


Reste avec nous : 
Devant ce discours, les deux disciples sont médusés. Ils n'avaient jamais compris cela. Ils sont dé-routés. Je vais vous lire ce que Mac Bride a essayé de retraduire : (Denis Mac Bride : « Jésus : portrait insolite » (1999) Les Éditions de l'Atelier ;  p. 182)

(…)Tout en parlant et écoutant, nous avons marché et voilà que nous approchions d'Emmaüs. Pendant ce temps, l'étranger nous a fait découvrir un autre chemin. Il a éclairé pour nous tous les événements. Il nous a aidés à penser, à voir autrement, et à comprendre !
Mais il nous faut maintenant tourner à droite, Cléophas et moi, vers notre village d'Emmaüs et prendre le petit sentier. L'étranger s'est arrêté au bord de la route. Sans un geste ou un mot d'adieu, il va continuer. Mais une immense tristesse m'envahit. Est-ce possible qu'il nous plante là, comme çà, lui qui nous a tout de même redonné un peu d'espoir ? Va-t-il nous laisser nous enfermer tristement dans une vie désormais sans but ?
Soudain, Cléophas lui a crié : « Maître, ne t'en va pas ! Reste avec nous ! Regarde, le soir vient, le jour est presque fini, bientôt, il fera nuit ! Viens chez nous ! S'il te plaît, viens chez nous ! Ce sera un honneur pour notre maison ! »
Cléophas m'a prise tendrement la main. Nous nous sommes timidement rapprochés de cet homme que maintenant nous ne voulons pas perdre !
Notre compagnon de route nous sourit doucement. On dirait qu'il est content et comme soulagé. Peut-être ne savait-il pas où aller ? Peut-être s'attendait-il à être invité ? Je suis toute émue et réjouie à cette pensée.
« Oui, a-t-il dit, d'une voix chaude, je resterai volontiers avec vous ! »

Du coup, Cléophas a lâché ma main et a bondi vers lui. « Eh bien ! Allons-y ! Le village est tout près ! » Le long du petit chemin caillouteux, Cléophas marche d'un pas vif. Je le suis. Le maître vient derrière. Personne ne parle mais notre silence rayonne d'un bonheur profond et d'une intimité nouvelle.

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Vers Emmaüs…  - un résumé - Quel homme, quelle femme suis-je ?  -
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