La modernité de François de sales

 

Lectures salésiennes n°3

 

La salésianité, terre fertile

pour une Bonne Nouvelle à annoncer

 

En août 1986, Mgr Jean Sauvage, ancien évêque d'Annecy, a publié les pages qui suivent sur «la modernité de saint François de Sales» Il définit lui-même ce qu’il entend par «modernité».  Disons que la modernité est une certaine façon d’envisager les questions, d’aborder les gens, de parler des choses de la foi et de l’humanité dans un langage accessible à nos contemporains, en épousant leur façon de sentir, de raisonner, de réagir. Le mot de modernité est préférable à celui d’actualité qui tendrait à introduire un  personnage, une époque, dans la conjoncture de notre temps et de forcer sur les ressemblances pour les faire valoir.  De toute façon, la présente réflexion suppose l’identité de l’homme en son essence, à tous les âges.  Mais spécialement dans les périodes qui relèvent de l’humanisme.

 

La brochure est publiée à l’Abbaye de La Pochette - 73330 Pont-de-Beauvoisin.

 

1. Dans un premier point, l’auteur traite rapidement d’une question préalable: « Peut-on être de son temps au XVIe siècle et être moderne?»

 

«Pour introduire la question, je me réfère à un prédicateur que j’ai entendu à la télévision, aux fêtes du quatrième centenaire de la naissance de saint François de Sales; il défendait la thèse suivante: saint François de Sales était bien de son temps: c’est la raison pour laquelle il ne peut être du nôtre. Il a défendu le spirituel dans sa pureté; aujourd’hui nous sommes affrontés à des questions autres et autrement difficiles: les révisions audacieuses sinon déchirantes, les réformes de structure dans la vie de l'Eglise et de la Société, le dialogue avec les incroyants, l’aide urgente et massive qu’attend le Tiers-Monde pour rejoindre une meilleure répartition des richesses matérielles et culturelles, condition d’une paix durable entre le Nord et le Sud, comme entre l’Est et l’Ouest.

 

Il me semble que saint François de Sales sourit doucement en écoutant cette argumentation: elle était tenue avant 1968!  Elle a été mise en échec par la révolution culturelle, qui est première en importance par rapport aux révolutions socio-économiques et qui commande, en bonne partie, les mutations religieuses et morales.

 

En élargissant la conception de la modernité, en comparant les deux crises survenues au temps de François de Sales et à notre époque, en montrant que Vatican Il, dans «Gaudium et Spes a été confronté au «problème de la modernité de l'Eglise et dans l‘Eglise», Mgr Sauvage répond évidemment par l’affirmative à la question posée et poursuit:

 

2. Saint François de Sales moderne parce qu’il est à l’aise dans la nature, dans son humanité et dans son terroir.

 

Il aime son pays, ses lacs — en particulier celui d’Annecy — et ses montagnes. Pour les montagnes, son amour est partagé et hésitant Il les aime surtout parce qu’elles ont des vallées qui les séparent et que dans ces vallées il y a des braves gens à qui il s’intéresse: à leurs travaux, leurs peines, leurs qualités, leurs défauts. Il connaît le Mont Blanc, mais il lui montre un attachement mitigé.

 

Voici à ce sujet l’extrait d’une lettre qu’il écrit de Chamonix, en 1608, à sainte Jeanne de Chantal: «J’ai vu ces jours passés des monts épouvantables, tout couverts d'une glace épaisse de dix ou douze piques. Je vis des merveilles en ces lieux-là: les vallées étaient toutes pleines de maisons et les monts tout pleins de glace jusqu’au fond. Les petites veuves, les petites villageoises, comme basses vallées sont si fertiles et les évêques si hautement élevés en l'Eglise de Dieu, sont tout glacés. » (1)

 

Il aime ses tâches d’évêque, chargé de visiter son peuple. Il enseigne la façon d’être évêque à un jeune évêque de ses amis, Mgr Camus, évêque de Belley.  «Comme évêque, vous êtes surintendant, sentinelle et surveillant dans la maison de Dieu, c’est ce que signifie le nom d’évêque.  C’est donc à vous de veiller et de prendre garde à tout votre diocèse, de faire sans cesse la ronde par vos visites, de crier: Qui va là?, jour et nuit, selon l’avertissement du prophète (Is. 63, 6), sachant que vous avez à rendre compte au grand père de famille de toutes les âmes qui vous sont commises.»

 

«Mais vous devez principalement veiller sur deux sortes de personnes, qui sont les chefs du peuple les curés et les pères de famille, car d’eux procède tout le bien ou tout le mal qui se trouve dans les paroisses ou les maisons.  De l’instruction et de la bonne vie des curés, qui sont les pasteurs immédiats des peuples, procède la bonne élévation en doctrine et en vertu... L’instruction fait beaucoup, l’exemple incomparablement davantage. Il en est ainsi des pères et des mères de famille: de leurs remontrances et encore plus de leurs actions dépend tout le bonheur de leurs ménages.»

 

«C’est pourquoi il faut que vous fassiez instances autour de ces personnes-là opportunément, importunément, en toute patience et doctrine, car vous êtes le curé des curés et le père des pères de famille. »

 

Il aime l’homme et est attentif à son engagement dans le mouvement de l’histoire; il fait confiance aux découvertes et inventions de son esprit, sachant bien que, ce faisant, il répond à la consigne du Créateur qui a dit en le lançant dans l’existence: «croissez» et... «dominez la terre».

 

Il a visité ses paroisses parce qu’il voulait rencontrer les hommes là où ils vivaient, attentif à la vie matérielle des pauvres, à la dignité et à la qualité du culte liturgique, à l’éducation de la foi des jeunes et des adultes, à la catéchèse, à la prédication, à la connaissance de l'Ecriture, au lien entre la croissance culturelle de ses populations et leur croissance religieuse; il s’est, pour cela, préoccupé de former des maîtres d’école chargés d’enseigner dans les campagnes. Il s’est soucié de former des chrétiens en toutes conditions dans les châteaux, les villages, les compagnies de militaires, les boutiques d’artisans, les milieux cultivés. Il a été un ouvrier de concorde, parce qu'il a eu le sens de la différence.

 

3. Saint François de Sales moderne parce qu'il a su ce qu’était pour l'Eglise un temps de crise.

 

S’il a tant circulé, c’est qu’on vivait alors des temps où les choses et les gens bougeaient beaucoup; il savait ce qu’était une crise: celle de la Renaissance et de la Réforme.  Pour lui, une crise n’est pas un moment de décadence.  S’il est témoin d’un monde qui finit, il sait que tout ne va pas à la perte et à la destruction.  Il fait confiance à l’histoire des hommes habités par l‘Esprit-Saint: une crise suppose une évolution, des remises en question. Par le labeur des pasteurs, elle est donnée pour une croissance de l'Eglise et de la foi.

 

Il a vécu un temps où beaucoup de choses ont basculé, il a accueilli les aspects solidaires de cette mutation.  Moins explicite sur les mutations économico-sociales, il n’a pas ignoré le rôle capital de l’argent, de sa circulation et de sa fructification par l’industrie des banquiers.  Genève n’était pas si loin et il enseigne qu’il n’est pas défendu de marier l’industrie humaine et l’esprit de pauvreté évangélique.  Mais il a été surtout préoccupé de se situer correctement dans la mutation culturelle considérable qu’il a connue et qui avait pour signe la découverte des sciences expérimentales et de l’humanisme gréco-latin.  Il a appris, en s’insérant dans ces courants, un certain sens de l’évolution humaine, il a mesuré la distance de certains milieux par rapport aux affirmations et aux certitudes de la foi catholique.

 

Dans cette évolution, il a fait confiance à l’homme et il l’a encouragé dans sa maîtrise sur l’univers et sa responsabilité pour réformer l'Eglise.

 

4. Saint François de Sales moderne parce qu’il a centré ses certitudes sur l’essentiel et que ce qu’il croit est adapté aux besoins des hommes de son temps et de tous temps.

 

Détaillons quelques-unes de ses certitudes fondamentales.

 

1. L’homme ça «vaut la peine» de s’y intéresser parce que Dieu l’a créé à sa ressemblance et que le Christ a choisi l’incarnation pour restaurer la création. Etre un homme et une femme pour saint François de Sales, c’est mettre en oeuvre la ressemblance que Dieu nous assigne dans son dessein créateur et par le don qu’il nous fait du Christ pour que nous soyons à son image et que nous reproduisions en nous le visage du Père, que nous accueillons en Jésus-Christ l’amour pour lequel nous sommes faits, dans lequel nous devons vivre, par lequel nous devons être motivés. Et voilà pourquoi saint François de Sales fait confiance à l’homme, dans sa responsabilité de continuer l’œuvre de la création et du salut.

 

2. La destinée et la vocation de l’homme, c’est l’amitié.

 

Saint François de Sales présente l’amitié comme la fine fleur de l’amour, un mouvement vital, venu de Dieu qui vivifie et donne leur sens à toutes les relations humaines: deux époux, des parents, des  enfants, de la société.  Cette amitié est une vocation universelle; elle peut naître même sur un terrain où elle n’est pas naturellement présente. Tout amour naturel ou surnaturel peut et doit évoluer en amitié.

Il a perçu et mis en valeur cet enseignement évangélique qui nous dit que le Christ avait voulu être ami de l’homme. Il a souligné que l’amitié n’était pas seulement une relation de personne à personne, mais qu’elle se situait au coeur du message évangélique. Pour l'Evangile, le salut spirituel est offert à tous comme une amitié à accueillir et à retrouver. Pour Jésus, la croix est vécue et offerte comme un chemin d’amitié.  On sait l’importance majeure du passage du Traité de l’Amour de Dieu sur notre union au Trépas du Christ par amitié. L’amitié avec le Christ est communion de destin avec le Ressuscité.  Du point de vue de l’amitié, on peut voir dans les apparitions après la Résurrection la délicatesse du Christ pour ses amis. Le sens du message évangélique c’est l’amitié donnée par le Christ pour être offerte à tous.  Le ministère apostolique est une gérance dans l’amitié des intérêts du Royaume que le Christ confie aux apôtres. C’est une gérance pour faire naître et croître l‘Eglise.

 

5. Le choix salésien qu'inspire l’amitié reçue et communiquée.

 

Par son exemple et par ses conseils spirituels, saint François de Sales nous fait découvrir que l’homme vaut ce que valent ses choix. Le choix du ministère sacerdotal est pour lui un choix d’être ami des hommes à cause de Jésus-Christ. Par deux fois une grâce spéciale du Christ a engagé saint François de Sales dans ce choix.

 

1. Au moment de son ordination sacerdotale, il apparaît motivé par l'amour du Christ et cet amour est un amour transformant qui le fait «serf de l’Eucharistie» et ministre de l'Evangile.

 

2. Ayant choisi, après bien des hésitations, de répondre à l’appel de l'Eglise pour être évêque, il est au cours de son ordination épiscopale saisi par une grâce de la Sainte Trinité, qui le rend tout entier dévoué au Peuple de Savoie et cela à jamais. Il sera fidèle jusqu’au bout à son Eglise, refusant toute autre promotion.

 

En fait, ces choix proposent de répondre à trois questions

 

1. Quel Dieu annoncer?

2. Par quel homme?

3. Par quel ministère?

 

1. Quel Dieu annoncer?

 

La crise qu’a connue saint François de Sales dans sa jeunesse à Paris et qui avait pour cause la prescience divine et sa conciliation avec notre liberté d’hommes, l’a amené à évacuer de sa prédication le Dieu de la spéculation scolastique pour annoncer le Dieu de la Révélation biblique et le Dieu de Jésus-Christ: un Dieu de tendresse et d’amour qui s’est rendu vulnérable à l’amour de l’homme, ayant non seulement volonté mais volupté de nous offrir son amour et de le voir accueilli par une réponse libre.

 

On rejoint ainsi le choix fondamental que Jean XXIII proposait à l'Eglise entrant en Concile de Vatican II: «recourir au remède de la miséricorde plutôt que de brandir les armes de la sévérité».

Le Dieu qui se révèle ainsi à nous est le Dieu «maternellement paternel» que saint François de Sales annonçait à Angélique Arnaud, l’abbesse altière et rigoureusement exigeante dans la réforme de Port-Royal. C’est le Dieu qui nous a créés à sa ressemblance et qui, nous ayant donné Jésus-Christ, nous propose de nous associer à son “Trépas “.

 

2. Pour quel homme à former selon l‘Evangile?

 

21. Saint François de Sales veut éduquer un homme qui sait revenir en son cœur parce que tout part de là et que par là l’homme apprend à mieux habiter en lui-même (mieux être dans sa peau, dirait-on aujourd’hui).

 

22. Dans ce cœur auquel il revient, l’homme salésien est habité par le projet dynamique de ressembler à Dieu en continuant la création, à repérer en lui l’attrait de l’amour de Dieu et le désir de la vie éternelle, à se laisser prendre par le Dieu qui a volupté de l’homme, volupté de se donner à lui et d’être accueilli par lui bref, entendre l’appel à l’amour créateur et responsable.