23. Saint François de Sales révèle à chacun son rôle et sa responsabilité irremplaçable dans le dessein d’amour de Dieu sur lui et sur l’humanité. On peut caractériser comme suit les diverses formes de cette mission responsable: Evêque, tu ne rempliras ta mission qu’en portant l‘Evangile à ton peuple dans sa condition actuelle et avec tous les moyens que Dieu a mis à ta disposition, dans le respect de sa liberté.

 

Prêtre, tu es l’homme de l‘Ecriture et de l’Eucharistie («Nous dormions», dit saint François de Sales à ses prêtres). Tu dois travailler comme un ami qui prend à cœur de façon responsable les intérêts du Christ.

 

Religieux ou religieuses, vous êtes les témoins privilégiés de l’amour d’amitié que Dieu offre aux hommes et de la route de pauvreté qu’a ouverte le Christ où il vous appelle à sa suite.

 

Laïcs de toutes conditions, vous êtes appelés à aimer Dieu par-dessus tout dans votre état de vie. Ne recherchez pas d’alibi à cet appel unique et irremplaçable en vous disant par exemple qu’il y a les prêtres et religieux qui seraient vos délégués aux choses de la sainteté. Dans le jardin de Dieu toute plante doit  porter fruit selon sa semence.

 

24. Voici comment saint François de Sales témoigne de sa prière dans le traité de l’amour de Dieu.  Le titre du chapitre est «Qu’il faut employer toutes les occasions présentes en la pratique du Divin Amour»

 

“Il y a des âmes qui font de grands projets de faire des excellents services à Notre Seigneur par des actions éminentes et des souffrances extraordinaires; mais actions et souffrances desquelles l’occasion n’est pas présente, ni ne se présentera peut-être jamais, et sur cela pensent d’avoir fait un trait de grand amour, en quoi elles se trompent fort souvent, comme il appert, en ce qu’embrassant par souhait, semble, des grandes croix futures, elles fuient ardemment la charge des présentes qui sont moindres. N’est-ce pas une extrême tentation d’être si vaillant en imagination, et si lâche en l’exécution?  Eh Dieu nous garde de ces ardeurs imaginaires qui nourrissent bien souvent dans le fond de nos cœurs la vaine et secrète estime de nous-mêmes. Les grandes oeuvres ne sont pas toujours en notre chemin, mais nous pouvons à toutes heures en faire des petites excellemment, c’est-à-dire avec un grand amour. Certes, dans les bas et menus exercices de dévotion, la charité se pratique non seulement plus fréquemment mais aussi pour l’ordinaire plus humblement, et par conséquent plus utilement et saintement.

 

Ces condescendances aux humeurs d’autrui, ce support des actions et façons agrestes et ennuyeuses du prochain, ces victoires sur nos propres humeurs et passions, ce renoncement à nos menues inclinations, cet effort contre nos aversions et répugnances, ce cordial et doux aveu de nos imperfections, cette peine continuelle que nous prenons de tenir nos âmes en égalité, cet amour de notre abjection, ce bénin et gracieux accueil que nous faisons au mépris et censure de notre condition, de notre vie, de notre conversation, de nos actions: Théotime, tout cela est plus fructueux à nos âmes que nous ne saurions penser, pourvu que la céleste dilection le ménage; mais nous l’avons déjà dit à Philothée»

 

Cette simplicité dans la pratique quotidienne du double amour sorti «comme jumeaux des entrailles de la miséricorde de notre Dieu», cette pratique quotidienne des incommodités de la vie relationnelle préparent mieux aux grands moments d’héroïsme dans le pardon que maints exercices imaginaires de hautes vertus.

 

25. Cette prière qui jaillit du cœur, saint François de Sales demande qu’elle se nourrisse de la méditation des mystères historiques de la vie du Christ et de la fréquentation assidue de l’Eucharistie qu’il propose comme le sommet de la présence d’amitié du Christ: une présence qui nous entraîne dans son Trépas, une présence qui nous est donnée sous forme de nourriture.

 

«Ceux qui font bonne digestion corporelle ressentent un renforcement par tout leur corps par la distribution générale qui se fait de la nourriture en toutes leurs parties.  Ainsi, ma Fille, ceux qui font bonne digestion spirituelle ressentent que Jésus-Christ, qui est leur nourriture, s’épanche et communique à toutes les parties de leur âme et de leur corps. Ils ont Jésus-Christ au cerveau, au cœur, en la  poitrine, aux yeux, aux mains, en la langue, aux oreilles, aux pieds.  Mais, ce Sauveur, que fait-il partout par là ? Il redresse tout, il purifie tout, il mortifie tout.  Il aime dans le cœur, il entend au cerveau, il anime dans la poitrine, il voit aux yeux, il parle en la langue, et ainsi des autres: il fait tout en tout, et lors nous vivons, non point nous-mêmes, mais Jésus-Christ vit en nous. O quand sera-ce ma chère Fille ? Mon Dieu, quand sera-ce?»

 

26.Et voici une parabole, tirée de la vie quotidienne qui montre jusqu’à quel point le Chrétien doit se sentir responsable de la vie de l‘Eglise pour l’édifier et la réformer: pas question de jouer au jeu du change de couleurs ou de report des responsabilités.  C’est un honnête jeu où chacun prend sa couleur et essaie de la garder, en rejetant le changement sur celui qui possède une autre couleur.

 

“Il me semble, mes frères, qu’en Savoie, nous nous entretenons tous au jeu du change: car si vous parlez au peuple, la noblesse aura le change, laquelle avec sa lâcheté n’ose rien remontrer; si l’on parle à la noblesse, les ministres de la justice auront le change, qui se mêlent de l’autrui; si l’on parle aux justiciers, les soldats auront le change, qui sont trop débordés; si l’on parle aux soldats, les capitaines auront le change, qui les conduisent et retiennent leurs propres payes, ou sont si avaricieux que, pour dérober eux-mêmes, ils permettent à leurs soldats de dérober.  Parlez aux capitaines, les princes auront le change, qui ont tort de vouloir faire la guerre sans argent, ou qui n’arrivent pas de mettre de l’ordre au moins mal; et aucuns crient que tout le mal vient des peuples qui ne sont pas assez réformés.  Ceux-ci sont les plus avisés, car il m’est permis de médire sans danger, en ce temps où nous sommes, de personne sinon de l’Église, de laquelle, chacun est censeur.  Que faut-il faire ? il faut bannir le péché de nous; il nous faut faire la paix avec Dieu et nous aurons bientôt la paix en la terre.»

 

3. Par quels accents du Ministère Pastoral?

Ceci sera explicité dans ce qui va suivre

 

6. L’œuvre réformatrice post conciliaire de saint François de Sales.

 

Comment il a travaillé à la réception et à la mise en oeuvre du Concile de Trente.

 

1. Il l’a fait dans la conviction que le Concile est une expérience spirituelle et pastorale unique: celle d’une Eglise rassemblée dans l’Esprit-Saint, dont les décisions et orientations doivent être reçues et mises en oeuvre. Il a travaillé comme évêque, d’abord en l’intériorisant et en essayant d’y associer son peuple d’après les lignes directrices de Trente: l'Evangile; l’Eucharistie, l'Eglise.

 

Il l’a fait à sa manière. Et ce ne fut pas l’action novatrice de saint Charles Borromée qui excella dans les réformes institutionnelles. Il s’est fait humblement le disciple de l’archevêque de Milan et, ce faisant, il n’a pas exercé une efficacité de peu de poids dans la Réforme de l’enseignement religieux, de la catéchèse biblique, du culte eucharistique, de la vie et du ministère des prêtres, du retour des religieux à la pauvreté et à la communauté évangélique. Son influence originale s’est manifestée dans un autre registre. Il fut maître en théologie spirituelle, un pasteur et un éducateur attentif à toutes les catégories de son Peuple. Surtout, il fut un génie humaniste et un génie de sainteté: son action sut préparer de nouveaux progrès de l'Eglise et de la foi.

 

2. Il a été partiellement conscient des limites du Concile de Trente et de son action réformatrice. L’absence d’usage de la langue vulgaire dans la liturgie était un obstacle à la diffusion d’une piété liturgique vraiment populaire.  Il y a remédié par des célébrations paraliturgiques où l'on parle et chante en français; à la cathédrale d’Annecy, il admit la participation chorale des femmes à la schola. Il fut très conscient des limites de la Réforme pastorale à cause du manque de ressources financières.  Il n’a pas pu instituer le séminaire qu’il projetait pour la formation des futurs prêtres.

 

3. Ces limites, nous les mesurons beaucoup mieux avec le recul du temps et l’expérience d’un autre concile. Un concile est l’oeuvre du Saint-Esprit, mais il est tributaire aussi des limites culturelles des Pères qui le composent.  Ainsi Vatican Il n’avait pas prévu ni le bouleversement culturel de 1968, ni les temps de récession économique qui ont suivi la période de croissance sur la continuation de laquelle il a fondé ses réflexions sur l’économie.

 

Et ceci nous permet de comprendre ce qui s'est passé sous le Concile de Trente. Nul ne pense à nier l’influence considérable de la réforme tridentine: il suffit d’évoquer les grands évêques réformateurs du XVIIe siècle français, la fondation des séminaires, la naissance ou la rénovation des Ordres religieux contemplatifs, ou missionnaires, le renouveau des oeuvres d’éducation, l’essor de la piété populaire et des mouvements de spiritualité.  Mais le Concile de Trente dénote une limite majeure: il s’est consacré quasi exclusivement à régler une querelle de famille qui opposait deux fractions de la chrétienté européenne: la Catholique et la Réformée.

 

Cette optique a empêché les Eglises concernées à prévoir et préparer l’avenir.  Car si la Renaissance est une source, le gros de la crise culturelle s’est déployé ensuite du XVIIIe au XXe siècle.  Les Encyclopédistes ont causé une fracture plus grande que celle qui avait suivi la Renaissance. Le progrès des connaissances et des inventions scientifiques ont modifié profondément les mentalités pour remettre en cause  l’adhésion aux croyances traditionnelles.  On a assisté au développement du rationalisme en tous domaines et à la contestation de toute religion révélée, le développement du théisme rationaliste puis de l'irreligion militante. On a vu se succéder des révolutions dont la  première fut celle de 1789 et la dernière celle de 1968 en passant par 1830, 1848, 1870, 1917... C’est le développement de ces crises

 à rebondissements successifs qui a amené la convocation des deux Conciles de Vatican I (1870) et de Vatican II (1962-1965)

 

4. Et c’est ainsi que le génie réformateur de saint François de Sales dépasse les perspectives du Concile de Trente.  Il nous introduit en pleine modernité, révélant sa parenté avec l’esprit et la visée de Vatican II.  On peut citer comme facteurs de cette modernité le fait que sa foi ait connu l’épreuve du doute; surtout il a accueilli les découvertes dues aux sciences expérimentales et les progrès de la technique qui s’ensuivent.  Il a perçu l’importance de la découverte de l’imprimerie pour la communication entre les hommes, a fait confiance aux observations de Copernic pour admettre que la terre tourne autour du soleil.  Il a autorisé l’enseignement du système de Copernic au Collège Chappuisien d’Annecy, au moment où sévissait à Rome la querelle autour de Galilée qui a tant pesé sur les relations de l’Église avec le monde scientifique.  Il a suivi avec intérêt les recherches médicales sur les mécanismes de la circulation du sang.  Il a été présent au monde culturel nouveau issu de la Renaissance et de la découverte de la pensée païenne gréco-latine.

 

La source de la parenté de saint François de Sales avec notre époque moderne, c’est l’ouverture de principe aux acquisitions de la science qui peuvent amener à réviser des explications exégétiques comme ce fut le cas pour la mention, par le Livre de Josué, de l’arrêt du soleil par le héros du Livre, usant du pouvoir que lui avait donné Yahvé. Il a exprimé en termes non équivoques l’attitude qui fait

confiance aux progrès scientifiques et aux vérités qu’il met en évidence.

 

Voici un texte éclairant des Controverses qui rend saint François de Sales tellement moderne:

 

«Dieu est auteur de la raison naturelle et de la lumière surnaturelle qu’il accorde aux fidèles par la Révélation de sa Parole. Il ne hait rien tant que de voir se combattre, par le mauvais usage des hommes, ces deux lumières qui sont filles d’un même père; elles peuvent donc et doivent demeurer ensemble comme sœurs très affectionnées. »

 

Mais il ne s’agit pas seulement des progrès de sciences physiques et biologiques. On peut trouver chez saint François de Sales une ouverture à la nouveauté que découvre l’histoire humaine. On peut discerner même une ouverture aux progrès des sciences expérimentales qui étudient l’homme.  Il a eu un génie d’expérimentation: ses connaissances sur l’homme et la femme, son attention à l’expérience spirituelle des autres (par exemple sainte Jeanne de Chantal) sont enrichies par une observation attentive.  Il était capable d’accueillir la nouveauté qui se révélait à l’expérience.  Par là s’explique que ses conseils spirituels ont touché si juste et demeurent un trésor d’observations concrètes qui l’empêchent de traiter l’homme comme un pur produit des sciences déductives, un pur théorème logique, dont toutes les données seraient fournies au départ.

 

Saint François de Sales est un des précurseurs de l’esprit de Vatican II qui considère l’histoire et sa nouveauté comme un lieu où nous avons à nous laisser enseigner et la culture comme un lieu privilégié où doit s’exercer l’attention pastorale et l’action de l‘Eglise.  Par-là, il rejoint les constatations de Vatican II qui accordent en importance dans les mutations en cours, la priorité aux mutations culturelles.

 

«Dans le régime des âmes,

il faut une tasse de science, un baril de prudence

et un océan de patience. »